BTP, la voie étroite de l’exemplarité
Le monde économique se doit d'être plus vertueux. Rompant avec certaines pratiques, le BTP entend faire sa mue.
Toute la société aspire désormais à bénéficier d’acteurs économiques responsables, en particulier pour des attentes fortes comme celles de l’écologie ou de l’inclusion sociale. La réponse varie selon les secteurs, et c’est un défi que relève aussi le BTP, soucieux de se défaire d’une réputation pas toujours flatteuse.
Des centaines de litres d’eaux usées rejetées dans la Seine, en plein Paris : c’est ce qu’avait révélé le journal Libération fin août 2020, visant le leader mondial du ciment Lafarge. Une affaire qui écornait une fois de plus la réputation de tout le secteur dans l’opinion publique… D’autant que, plus généralement, le bâtiment n’a pas toujours eu une image très séduisante, entre la corruption, les pollutions en tous genres et les nuisances dont il est souvent accusé… La faute à des pratiques qui ont pu défrayer la chronique par le passé, mais qui semblent progressivement être reléguées au rang d’exceptions, de ce fait d’autant plus médiatisées.
En effet, sous la pression notamment du durcissement de la législation et de l’évolution des attentes de la société et des clients, les mentalités et les usages ont beaucoup évolué ces dernières années. Certains acteurs ont pris conscience et intégré ces nouvelles exigences, surtout en matière environnementale et sociale. Mais si tous ne sont pas encore au même niveau, les entreprises les plus en avance jouent de fait un rôle d’entrainement — une dynamique globale qui commence à porter ses fruits.
Vers un BTP « vert-ueux » ?
On le sait : le BTP est un secteur (très) polluant. Il est responsable de 23 % des émissions de gaz à effet de serre (GES) en France et de 75 % des déchets produits. Ces déchets concentrent un grand nombre de problématiques du secteur : pollution, nuisances, valorisation et recyclage, mais aussi parfois le trafic et la corruption. L’État encadre, depuis une loi de 2015, la gestion des déchets du bâtiment : la branche a un objectif de valorisation à hauteur de 70 % et la traçabilité est très contrôlée.
Ces exigences ont été intégralement reprises par la Société du Grand Paris (SGP), qui supervise les gigantesques travaux du Grand Paris Express (GPE), où vont être dégagées au total pas moins de 45 millions de tonnes de déblais d’ici à 2030. « C’est un défi environnemental pour tous les acteurs du secteur », affirme Frédéric Willemin, directeur de l’ingénierie environnementale à la SGP. « Vu la taille du chantier, c’est notre responsabilité d’avoir des pratiques exemplaires et innovantes ». La SGP a ainsi mis en œuvre une plateforme en ligne de traçabilité, intitulée T-Rex : chaque entreprise impliquée dans les travaux doit y indiquer la nature, la quantité et la provenance des déchets qu’elle va gérer. Une initiative et des directives de la part du donneur d’ordre qui ont aidé à faire bouger les mentalités côté entrepreneur, selon Gaël Virlouvet, spécialiste de la gestion des déchets au sein du cabinet Tehop : « On a une vraie prise de conscience. Des initiatives se multiplient sur le terrain, cela crée une dynamique ».
Cette dynamique, l’entreprise Demcy entend bien y participer. Spécialisée dans la démolition et la valorisation des matériaux, cette société française collabore avec plusieurs partenaires (Backacia, RéaVie, Cycle Up…) pour réutiliser, réemployer et valoriser les déchets et déblais issus des chantiers où elle intervient. Demcy a aussi mis au point un outil de traçabilité maison qui propose des bilans en temps réel sur les flux de matériaux — une technologie utilisée en combinaison avec T-Rex pour le marché de déconstruction de la ligne 15-est du GPE. Sur le lot 1 de la ligne 16, Eiffage Génie Civil se sert également d’un nouvel outil d’analyse des déblais qui devrait finir par supplanter les technologies déjà existantes. Plus rapide et plus efficace que ses concurrents, il ne faut que 2 heures à « Carasol » pour analyser la composition des déblais, contre une semaine au préalable. Une innovation qui permet de réduire l’empreinte carbone des chantiers, mais aussi le nombre d’intermédiaires et donc les risques de fraude. Cela pourrait avoir son importance pour le GPE, alors même que des journalistes de France 2 ont révélé des pratiques peu scrupuleuses chez certains opérateurs en charge des terres excavées. Ces fraudes auraient consisté à soudoyer des intermédiaires pour qu’ils trafiquent les résultats d’analyse, ce qui aurait été beaucoup plus compliqué à réaliser avec Carasol, les tests étant réalisés directement sur site. L’innovation permettra donc d’alléger à la fois la facture carbone des chantiers, mais aussi de renforcer la confiance des clients en matière de traitement des déchets.
L’insertion professionnelle, un pari « gagnant-gagnant » pour le bâtiment
Il n’y a pas qu’en matière de déchets que le BTP fait des efforts. Si le BTP était encore en2019 l’un des secteurs les plus touchés par le travail au noir, beaucoup d’acteurs du secteur entreprennent des démarches notables pour réduire ce phénomène. Dans le Gard, l’Agence nationale pour la formation professionnelle des adultes (Afpa) de Nîmes a déjà formé plus de 50 réfugiés à des métiers du BTP, le tout en partenariat avec un groupement d’entrepreneurs de la région éprouvant des difficultés à recruter. Ces derniers gèrent en contrepartie tout l’aspect administratif (logement, permis de conduire…). Une manière de combattre à la fois l’emploi illégal de sans-papiers et la pénurie de main-d’œuvre qui frappe le secteur.
De son côté, la SGP a également mis en place des critères stricts en matière d’insertion professionnelle : elle impose aux entrepreneurs de faire réaliser au moins 20 % du montant d’un marché par des TPE-PME ainsi que de réserver au moins 10 % des heures travaillées à des personnes éloignées de l’emploi (bénéficiaires du RSA, demandeurs d’emploi, jeunes sans qualification…). Des exigences souvent dépassées par les entreprises du BTP : sur le lot « T2B » de la ligne 15-sud, 336 personnes ont ainsi bénéficié du dispositif pour 280 000 heures d’insertion en tout, alors que la SGP n’en demandait « que » 240 000 pour ce marché.
Agir sur tout l’écosystème du BTP
Si on ne peut que saluer la bonne volonté de certains acteurs, on constate que les entreprises ne sont pas toutes au même niveau, pour diverses raisons : manque de moyens, de volonté, de sensibilité à ces sujets… Mais celles qui sont le plus en avance peuvent justement entraîner les retardataires en créant une saine émulation dans la profession, notamment à l’aide de laboratoires d’idées ou encore de clubs industriels. Parmi ceux-ci Sekoya est un incubateur, créé en 2019 à l’initiative du groupe Eiffage et d’Impulse Partners, spécialiste de l’innovation dans le BTP, qui récompense chaque année les solutions les plus innovantes, les mettant ainsi en valeur dans tout l’écosystème du BTP et au-delà. En 2022, Terra Innova a notamment été récompensée pour son dispositif de valorisation des terres excavées vers l’agriculture ou l’environnement, permettant de recréer des sols fertiles chez des agriculteurs locaux.
En revanche, sur le terrain, la diffusion des bonnes pratiques peut relever du véritable casse-tête. Pour les travaux du GPE par exemple, on ne décompte pas moins de 4500 entreprises successivement engagées et de 8000 salariés mobilisés simultanément. Une diversité de structures et de pratiques qui rend d’autant plus importante la nécessité d’avoir des sociétés « chef de file », capables d’imposer leurs exigences à leurs partenaires, au sein et en-dehors des groupements d’entreprises. Cela passe surtout par un process de recrutement pointu, comme le pratiquent notamment Demathieu Bard ou encore Egis. Cette dernière a notamment mis en place un « Code d’intégrité des partenaires » que doivent respecter ses fournisseurs, sous-traitants et co-traitants. Même son de cloche chez Eiffage, qui se veut très exigeante dans le recrutement des entreprises avec lesquelles elle collabore. « Nous incluons le facteur “nuisance pollution environnement” dans les critères de choix, outre les sujets éthiques et ceux de la performance métier. Il faut vraiment que le partenaire soit sur la même longueur d’onde que nous pour être sélectionné », explique Guillaume Sauvé, PDG d’Eiffage Génie Civil.
Le grand défi qui attend maintenant ces entrepreneurs vertueux sera celui d’une responsabilité sociétale « à tous les étages », dès la conception et jusqu’à la réalisation. Un challenge grandeur nature que vont bientôt expérimenter les acteurs du BTP pour les derniers lots du GPE, qui seront passés en conception-réalisation. Entre les exigences élevées du donneur d’ordre et la complexité hors norme du projet, les candidats vont donc devoir se montrer à la hauteur et faire infuser les nouveaux enjeux environnementaux et sociaux de A à Z.
Vous souhaitez vous exprimer sur un sujet ?